Les grands de ce monde, voyez vous, ont leurs quartiers de noblesse, leurs Solférino et leurs Trafalgar, leurs croisés et leurs ancêtres porte-coton. Ils peuvent jalonner la saga de leurs familles de personnages ou d'événements solidement référencés et que chacun admettra comme titres de gloire.
Nous autres, dans nos campagnes où les souvenirs vivent encore par la parole, comme si Monsieur Gutemberg n'était jamais né, nous avons aussi notre histoire, nos histoires, nos anciens dont on se fait suivre les chroniques des heurs et malheurs de génération en génération. Ils n'ont pas forcément gagné de bataille. Pas dans les états-majors en tout cas. Mais parfois leurs aventures peuvent faire courir le long des reins le frisson de la grande peur magique.
C'était mon arrière-arrière-grand-père. Ou à peu près, à un ou deux arrière près. On ne sait plus très bien s'il avait vécu sous Badinguet ou plus avant sous Charles X, mais seulement que c'était un temps dur aux petites gens. Il habitait dans la mi-montagne, juste sous le Puy de Dôme, à Bonnabry qui n'était alors qu'un hameau minuscule.
C'était, paraît-il, un véritable hercule, au physique comme au moral. Je veux dire par là d'abord un gaillard râblé, noueux, capable d'affronter sans s'émouvoir les gros travaux des champs, des labours au bûcheronnage. Ensuite un homme passé au delà des craintes instinctives, celles qui font qu'on pend des gousses d'ail entre les cornes des vaches pour empêcher qu'on leur tarisse le lait, ou qu'on cloue des chouettes aux portes des granges parce qu'elles sont capables de chasser et voler alors que vous et moi n'y voyons plus goutte. Il devait avoir le rude bon sens qui ne vient pas des piles de livres qu'on lit mal et retient pis encore , mais qui demande à voir avant de commencer à croire et à éplucher sous toutes les coutures avant de croire tout à fait.
Les avis sont partagés, dans la famille, sur les activités dont il vivait. Les uns disent qu'il était paysan et surtout éleveur et qu'il menait bien des bestiaux à vendre dans les foires. Les autres, comme ma mère que je soupçonne d'un peu de malice en disant ça, prétendent qu'il "faisait les foires", mais comme lutteur. Vrai? Faux? Ou à mi-chemin entre les deux? Va donc savoir alors que tu ne sais même pas en quelle année ça se passait! Et d'ailleurs ça n'a guère d'importance.
La nuit d'hiver où s'est située cette aventure, qui est la seule chose un peu détaillée qu'on connaisse de lui, il revenait justement d'une foire. D'où exactement? Là aussi la chronique familiale n'en dit mot. Peut être de Saint Jacques d'Ambur, en retournant par Pontgibaud sur Sioule, là où, dans les crépuscules d'automne alourdis de brouillard, la chasse désespérée du Seigneur maudit Ganyot dévale les gorges en hurlant sa damnation. Vers la Croix des Pères, il devait y avoir alors une grande lande bien faite pour ce qui allait suivre. Ou encore arrivait-il de plus bas, vers Rochefort Montagne en franchissant la chaîne des Puys au col de la Moréno, la Mort Raynaud, qui perpétue la mémoire quasi anonyme de quelque pauvre diable assommé par des malfrats ou tout simplement qui aura marché jusqu'à épuisement dans la tempête de neige. On ne sait plus que son nom. Que veux tu, tout le monde ne peut pas avoir été le promis de Maria Chapdelaine...
Après le col, il y avait la plaine de Laschamps qui faisait aussi un beau décor à l'histoire. Va pour Laschamps.
Il n'était plus très loin de chez lui. Imagine un peu: vers les une ou deux heures de la nuit. Les étoiles qui brûlent froid là haut, comme un grésil scintillant qu'on croit presque entendre crépiter. Une corne de lune vers l'est, assez large pour donner un peu de clarté, pas assez pour qu'on y voie bien net, qui joue avec les ombres des rochers, celles des arbres effeuillés, des bandes de bruyère émergeant de la neige... Il y avait de la neige. Peut être pas beaucoup, mais blanchissant le paysage d'une façon pas franche, gelée et crissante sous les sabots tant qu'on s'imagine ce bruit portant à des lieues, et s'envolant dans le petit vent de la traverse en tourbillons qui te font voir du mouvement là où il n'y a rien.
Il devait allonger le pas, plutôt lassé de cette marche solitaire, avec l'envie de retrouver la chaleur et de s'endormir vite. Un solide bâton à la main, tapotant machinalement le sol glacé au rythme des enjambées en accompagnant le bruit des pas. Le frisson de commencer à sentir le froid âpre que la dernière chopine ne combattait plus. Mais, je crois, rien qui ait à voir avec la solitude de cette patiente randonnée dans un paysage que la nuit rendait étranger. Un peu d'attention pour les bruits familiers de la nuit. Tiens, un renard qui chasse vers Manson! Deux hiboux qui se répondent de loin...
Ça a dû d'abord être une ombre comme les autres. Comme d'un tas de broussaille ou d'un bloc, à laquelle il ne prêta aucune attention. Et de toute façon elle était trop loin pour distinguer même vaguement la forme. Il a continué à marcher sans broncher. Pourtant, coutumier qu'il devait être de ce trajet comme de bien d'autres, peut être s'est il dit de façon très floue qu'il ne reconnaissait pas cette tache grise à l'horizon du paysage. Ou peut être pas.
Et puis, c'était bizarre. Quand tu approches de quelque chose, bien sûr ça a l'air de grandir au fur et à mesure. Là, c'est bien ce que ça faisait, mais un peu trop. Comme si ça s'était étiré au fil de son avancée. A-t-il alors ressenti l'appréhension de l'étrange, du jamais encore vu? Je ne sais pas. Je l'ai déjà dit: il n'était pas de ceux qui s'impressionnent devant n'importe quoi. Et aussi il avait dû amplement vider bouteille à la fin de la foire, avec des gaillards de sa trempe. L'alcool aidant, on a de l'assurance à revendre. Quant à faire la rencontre de quelque particulier malintentionné, c'était le plus petit risque. Empoigner un adversaire et lui coller les épaules à terre, il savait. Mais cogner le premier pour ne pas être cogné, il savait aussi. Il a continué sa route comme s'il n'avait de comptes à rendre ni à dieu ni à diable. Ça, l'histoire le dit.
On n'est jamais sûr de la seconde exacte où on reconnaît une forme à quelque chose qu'on voit mal. Après quelque avance en se demandant ce que ça pouvait être, il a bien reconnu une silhouette humaine. Normale de proportions, pas bancroche, pas contrefaite. Mais voilà, qui continuait à grandir que je te grandis, que c'en était irritant. Je pense, et la suite va comme ça, que l'aïeul a du affermir la prise de sa main sur le lourd bâton de houx ou de hêtre. Avec quelque hargne à l'idée qu'on essayait de lui jouer un tour qu'il ne comprenait pas encore.
Et l'autre qui grandissait, qui grandissait... A cent toises de distance déjà un peu plus grand que le voyageur. A cinquante, deux fois plus. Et le tout sans même le bruit d'un frôlement. Attends voir, si tu penses m'en faire accroire! L'aïeul te le fixait droit dans le visage, où on ne voyait guère grand chose, caché qu'il était de la lune et des étoiles par un grand chapeau à larges bords qui grandissait avec lui. A le fixer, quand il est arrivé au niveau de l'inconnu, il avait la tête basculée en en arrière tant l'autre était devenu haut. Alors la silhouette s'est penché et a dit "Rimarche!"
Dans notre vieux patois qui remonte loin jusqu'au profond moyen âge et plus encore, "rimarche" veut dire "remercie", mais dans le sens de "demande merci, demande grâce". Exiger cette allégeance d'un gaillard peu porté sur l'humilité, c'était de la provocation délibérée. "Rimarche tu dis? Eh bien rimarche moi celui là!" Que je t'empoigne à deux mains le bâton et que je t'en balance un grand coup à l'horizontale, accompagné de tout le mouvement du corps pour meurtrir plus fort.
Le gourdin a sifflé dans l'air sans rencontrer le moindre obstacle où asséner la rage destructrice de l'aïeul. Et lui s'est retrouvé seul, au milieu de la plaine blanchie, sans plus de vis à vis que s'il n'avait jamais existé. Avec autour la nuit des ombres et de la lumière avare, de la neige et du vent, des hiboux qui hululaient. Il a bien dû rester quelques secondes, l'épaule endolorie par le fauchage que rien n'avait interrompu. Puis le frisson de l'inconnu l'a pris, d'autant plus glaçant qu'il ne l'avait jamais éprouvé avant.
Il a fait la dernière lieue en courant et on dit qu'il en a fendu ses sabots. Plus rien ne s'est dressé sur son chemin mais, une fois rentré et renfermé chez lui, il s'est mis au lit et la fièvre l'a tenu trois jours. L'histoire s'arrête là. Ceux qui l'ont racontée et aidée à franchir les années y ont bien ajouté quelques vagues suggestions sur ce qu'il avait pu rencontrer par cette nuit, mais elles n'offrent guère d'intérêt et n'expliquent strictement rien. Pour vous, pensez-en ce que vous voulez, même que le vin avait peut être beaucoup coulé à Rochefort Montagne avant le retour, que, quand on est bien pompette, la moindre touffe de genêt peut devenir une bête d'apocalypse. Quant à moi, je ne vous dirai pas que j'y crois. Un siècle ou plus après, je crois ce que je vois et encore quand je peux y regarder de près. Mais c'est un bout de l'histoire de ma famille, un morceau de mon blason de roturier, et ça me ferait mal qu'il s'efface.