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Le conditionnel passé

C'est le vent chaud et sec de ce jour là qui déclencha tout. En bavardant rapidement comme on peut le faire en se rencontrant par hasard, François avait dit qu'il lui faudrait hydrater sans attendre ses bonsaï sous peine de les voir souffrir du sirocco. Annette, sa voisine, avait manifesté un intérêt sincère pour les mini-arbres, tant et si bien qu'elle avait fini par venir les voir. Le jardinet était en contre bas de la rue. En descendant les dernières marches de l'escalier qui conduisait au séjour, elle eut un coup d'oeil circulaire approbateur couvrant la pièce et la baie vers l'extérieur.

- C'est agréable. Coupé des bruits de la rue avec vue sur la verdure...

- Oui, ça a quand même un peu changé et en mieux depuis la dernière fois.

Elle mit quelques secondes à réagir, puis eut un sourire comme on peut en offrir en faisant une rectification sans importance.

- J'aurais du mal à dire comment ça a changé puisque c'est la première fois que j'y viens.

Elle continua vers la porte du jardin puis se rendit compte qu'il s'était arrêté. Elle prit un air interrogateur.

- J'ai dit quelque chose de bizarre?

François semblait chercher ses mots pour lui rafraîchir la mémoire avec discrétion.

- Si pourtant, nous étions descendus jusqu'ici il y a deux ans.

Cette fois ci, elle fronça franchement les sourcils avec un étonnement non feint.

- Attendez, vous dites bien que nous étions descendus dans cette pièce il y a deux ans?

- Oui, je me rappelle que vous vouliez voir comment était le rez-de-jardin, alors nous sommes descendus.

Le visage de la jeune femme était l'image même de l'ahurissement. Elle essaya tout à trac de faire préciser les circonstances.

- C'était en quelle saison?

François sourit à son tour avec l'air un peu attendri de celui qui se rémémore un bon souvenir.

- Presque comme maintenant. Le vingt trois mai. Vous croyez que j'ai pu oublier?

Puis, presque aussitôt, il ajouta.

- Vous vous rappelez aussi...

Elle le considérait maintenant comme quand on jauge quelqu'un qui tente de vous faire avaler une couleuvre et ça commençait à le décontenancer. Elle revint vers lui.

- Racontez moi exactement ce qui s'est passé.

François battait psychologiquement en retraite et, du coup, il en bégayait un peu.

- Mais simplement que... que nous étions en haut... et vous avez voulu... enfin demandé si vous pouviez voir le jardin.

Elle regardait maintenant un coin de mur sans le voir, avec le visage concentré des moments où on veut forcer sa pensée à faire des heures supplémentaires.

- C'est plutôt curieux. J'ai une bonne mémoire et tout ça ne me dit rien, rien du tout. Vous êtes sûr que vous ne me confondez pas avec une autre personne?

- Oh! Non!

Les inflexions de François excluaient absolument cette possibilité et l'expression qu'il arborait encore plus. Il paraissait presque choqué qu'elle puisse lui être proposée. Annette se prenait à la situation.

- Ainsi nous étions comme aujourd'hui, dans la rue, et je vous ai demandé de voir le jardin?

- Non! Pas dans la rue. Enfin...

- Ou étions nous alors?

- Mais en haut, puis nous sommes descendus voir le jardin.

Elle eut un bref sourire malicieux.

- Vous, vous auriez dû devenir jésuite. Bon, maintenant, vous me dites sans finasser tout ce qui est censé s'être passé.

- Mais je... Oh puis après tout, si vous voulez m'entendre le rappeler... Nous avons bavardé comme aujourd'hui et je vous ai invitée à prendre un pot au jardin.

- Et puis?

- Et puis je vous ai pris la main soit disant pour vous aider à descendre l'escalier. Et une chose amenant l'autre, nous avons flirté.

- Un flirt poussé?

- Oui, un flirt poussé. Oh et puis zut! Nous avons fait l'amour et vous le savez bien.

Annette s'était adossée au mur en le regardant d'un air neutre.

- J'espère que ça a été très réussi, mais je suis vraiment frustrée parce que je ne me souviens pas d'avoir jamais vécu ça.

Il s'écoula une minute très longue et très lourde. Elle continuait à le dévisager sans rien dire et François, lui, la regardait un peu de côté avec l'expression de celui qui s'attend à recevoir une solide correction. Il finit par secouer la tête en détournant les yeux.

- Excusez moi, je suis idiot. J'aurais dû comprendre après que vous ne souhaitiez pas entendre rappeler ça.

- Pourquoi dites vous ça?

- Parce qu'ensuite vous ne m'avez plus dit autre chose que bonjour en passant, très rapidement. C'était clair, mais en moi même je n'ai pas voulu le comprendre.

Il se détourna et fit deux ou trois pas vers la porte-fenêtre en marmonnant quelque chose au sujet de l'aveuglement des imbéciles. C'est alors qu'Annette explosa.

- Ça suffit maintenant! Cette histoire n'a jamais eu lieu! Je n'ai jamais mis les pieds ici et je ne vois pas pourquoi vous m'avez monté tout ce cinéma! Peut être en espérant que ça m'exciterait assez pour que je vous tombe dans les bras?

Elle marchait sur lui coléreusement et il reculait au fur et à mesure. Il ferma les yeux deux secondes et, quand il les rouvrit, il semblait extrêmement fatigué.

- Ne dites plus rien. Je vous en prie. C'est bien ça et je suis idiot. Je me rends compte maintenant que c'est même minable.

Il respira fort puis reprit.

- Ne m'en veuillez pas trop. Je ne songeais pas à vous perturber.

Le visage d'Annette exprimait plus de désarroi que de colère.

- De la façon dont vous le dites ça a l'air encore plus faux que ce qui précédait.

Puis elle eut un retour d'agressivité.

- Mais qu'est ce que vous voulez à la fin? Est ce que vous allez me dire à quoi rime tout ce truc?

François lui fit le geste demandant de se taire.

- Chchtt! S'il vous plaît, ne dites plus rien. Ne disons plus rien. Nous tournerions en rond et ça suffit comme ça.

Il la prit par le bras, sans rudesse mais sans équivoque affectueuse.

- Arrêtons là. Je ne me sens plus capable de continuer comme ça et je crois que vous non plus.

Elle le laissa la guider jusqu'à la rue. Avant de partir, elle se retourna pour le regarder comme si elle attendait qu'il dise à la dernière seconde quelque chose qui aurait dénoué le mystère. Mais il semblait de son côté en proie à la même attente. Il leva gauchement la main en signe d'au revoir puis ferma la porte.

Ensuite, il redescendit l'escalier vers le jardin et si quelqu'un avait pu alors voir sa physionomie, il n'en aurait strictement rien déduit.

Jean-Pierre Guillet
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