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LE NOM DU PERE

J'ai compté parmi les intimes de la famille Schwartzenplatz pendant une bonne demi douzaine d'années. Je ne comprends toujours pas bien ce qui, dans ma personne, a pu susciter l'estime des parents, ni réciproquement ce qui m'a fait consacrer si long de mon temps à ces gens sans grand relief - à l'exception de leur fille Annette -. Mais ça n'a guère d'importance à côté du reste de l'histoire.

Le personnage le moins remarquable de cette famille trinitaire était sans conteste la mère. Femme superlativement au foyer, ayant démissionné toute responsabilité ou initiative vers le monde extérieur au profit de son seigneur et maître, elle n'était intransigeante que sur le sujet de la survie alimentaire. Autant dire qu'elle ne devenait gênante que lorsqu'elle soupçonnait quelqu'un de refuser de manger par politesse. Je me suis souvent demandé comment cette materfamilias adipeuse à souhait avait pu engendrer la fine et gentille Annette. C'était pourtant arrivé.

J'ai bien connu Annette entre ses vingt deux et vingt huit ans. Elle était d'une joliesse pleine de calme et sans excès. Elle avait suivi avec assurance ses études jusqu'au professorat d'anglais qu'elle exerçait dans la petite ville où elle avait grandi. Il me plaisait beaucoup de rencontrer en elle une vive sensibilité tournée autant vers les autres que vers elle même. Nous avons eu pendant quelques mois un léger flirt qui s'est transformé tranquillement en relation de réciproque amitié confiante. Dans mon existence à contrastes et à remous, c'est une des rares choses dont je me souvienne avec émotion.

Et puis il y avait le père, Jules Louis Schwartzenplatz, moustachu, quincailler en gros, cent treize kilos, patriarcal dans sa famille comme dans son entreprise, rosette au revers, ancien résistant de la première heure, vêtu été comme hiver d'épais velours cotelé paysan. Si le coeur vous en disait, je pourrais continuer un tel descriptif pendant des pages. De façon très surprenante chez ce dictateur, il m'avait accordé très vite une confiance considérable malgré toutes les criantes dissemblances de nos personnages respectifs. Et c'est ainsi que j'ai été parmi les très rares proches au courant du drame qui endeuillait la vie du père Schwartzenplatz: n'ayant jamais eu d'autre enfant que Annette, il savait que le nom de la lignée disparaîtrait avec lui.

C'était sa blessure secrète. Il m'en parlait de temps en temps dans des monologues bizarrement pudiques et surchargés de périphrases et de silences. Inévitablement il avait essayé pendant des années d'ensemencer à nouveau la non contrariante madame Schwartzenplatz jusqu'à obtenir l'héritier mâle tant désiré (mais ça il ne le verbalisait pas! Tout au plus le laissait il entendre). Il n'avait même pas réussi à obtenir une seconde fille. La frustration qu'il en avait peu à peu accumulée avait fini par forcer les résistances de son conventionnalisme. N'y tenant plus, il en parlait. Il s'était d'abord épanché auprès de sa femme, mais il aurait aussi bien pu lui déclamer la recette de la béchamel en sanscrit. A toute sollicitation elle répondant par un sourire bien beurré et une phrase qu'on pouvait considérer comme longue quand elle disait "Bien sûr!". Malgré son indéniable bonne volonté, ça ne suffisait pas.

C'est probablement ainsi qu'il en était venu à m'en parler et reparler. Ca me cassait un tantinet les pieds mais ça restait supportable. Dans ce genre de situation, j'ai une assez bonne écoute, neutre à souhait et ne laissant pas à l'interlocuteur l'impression que je le juge. J'y perdais donc un peu de temps mais ça n'était pas bien grave. Ca l'était plus entre Annette et lui.

Avec elle il avait procédé très lentement au fil des années. Au début, quand elle atteignait sa puberté, il disait simplement:

- Ca serait bien si tu avais un frère, hein?

C'était devenu au cours des ans, au fur et à mesure que ses espoirs s'amenuisaient "Ca aurait été bien si etc. " Puis il avait enchaîné sur "Un de ces jours tu vas te marier et tu ne porteras plus notre nom." Progressivement "Tu ne porteras plus" s'était transformé en "Tu oublieras". Après ça avait été "Quand je pense que mes petits enfants ne porteront pas mon nom." Puis après un silence "Bien sûr tu n'y es pour rien..."

Il avait fallu que Annette soit robuste, psychologiquement parlant, pour n'avoir pas perdu les pédales devant cette guérilla permanente. A l'époque où j'étais entré dans leur vie, elle traversait une phase dépressive que je pense l'avoir aidée à surmonter. Malgré ma répugnance presque instinctive à prendre parti, la situation était si manichéenne que je me suis engagé sans hésiter, affection aidant, pour essayer de la sortir de cette relation destructrice. Elle avait tout à fait conscience que les fantasmes et délires de son père ne devaient concerner que lui même et qu'elle était une personne unique et originale qui méritait de vivre à sa guise sans souffrir des problèmes des autres. Mais ça l'aidait pas mal de m'entendre abonder dans son sens.

Cet affrontement a duré en ma présence pendant trois années. Le père Schwartzenplatz semblait avoir figé les verbalisations de ses déceptions comme si il perdait son aptitude à faire évoluer ses rancoeurs. Ecrasé par l'adversité en quelque sorte. Annette avait bien repris du poil de la bête et continuait à évoluer lentement mais sûrement. Notre calme amitié amoureuse durait bien et nous satisfaisait l'un et l'autre. Je me doutais bien qu'il y avait de fortes chances pour qu'elle rencontre un homme qui l'aiderait plus que moi à s'éloigner de ce que ses parents représentaient de négatif, mais je n'aurais jamais pu prévoir que ça se passerait comme ça l'a fait.

Le soir où elle annonça son intention de se marier, je savais déjà depuis quelques semaines qu'elle sortait souvent avec quelqu'un et que ça allait très bien entre eux. Elle m'a demandé de l'accompagner à l'occasion de cette annonce. Je ne pense pas que c'était pour avoir un témoin un peu protecteur, mais plutôt pour bien démontrer devant moi qu'elle remportait une victoire sur son étouffant milieu familial. C'est très tranquillement qu'elle lança sa petite bombe que suivit, comme il fallait s'y attendre, un silence à la mesure de la nouvelle. De façon inattendue, c'est la Mère qui l'a rompu la première.

- J'espère que tu nous le présenteras un de ces jours. Tu me préviendras avant pour que je lui fasse honneur.

Cette intervention rendit ses esprits au père qui était resté figé sur son fauteuil, pétrifié au sens étymologique du terme. La suite immédiate de la conversation a été des plus banales avec des transmissions classiques en pareil cas: Qu'est ce qu'il fait? Est ce qu'il est d'ici? etc. Jusqu'à ce que le père demande:

- Au juste, comment s'appelle-t-il.

Annette eut un très bref sourire en me lançant un regard pétillant.

- Il s'appelle Paul. Paul Schwartzenplatz.

Il y a vraiment dans la vie des moments où le temps s'arrête. Une espèce de pause étrange et tendue a suivi. Le père était figé à nouveau, l'esprit probablement en pleine pagaille. Annette le regardait sans émotion et - me semblait-il - sans indulgence. Pour ma part j'étais en proie à un flot de pensées contradictoires. Je me disais d'abord que Annette avait trouvé le plus improbable des compromis à la demande tyrannique de son père. D'autre part je pensais avec admiration et un brin de sarcasme que cette fois ci elle avait possédé le vieux jusqu'au trognon. C'est au beau milieu de cette phase émotionnelle en diable que madame Schwartzenplatz nous a livré pour la seconde fois de la soirée le fruit de ses réflexions:

- Ca alors! C'est drôle! La même chose que toi!

Je ne me suis plus beaucoup intéressé à ce qui s'est dit pendant la demi-heure que nous avons encore passée avec les parents. Après j'ai pris congé et Annette m'a accompagné jusqu'à ma voiture. Elle m'a regardé avec un visage malicieux.

- N'essaie pas trop de trouver des raisons inconscientes à tout, Tonton Freud. Paul n'a rien d'un Schwartzenplatz ancien modèle, tu verras.

- S'il l'est aussi peu que toi, ça ne doit pas poser de problème.

Elle a ri.

- Il l'est encore moins.

Elle a posé ses mains sur mes épaules et m'a donné un rapide baiser, puis elle m'a poussé en riant encore dans le véhicule.

Paul était effectivement un type sensationnel. Je n'ai pas mis longtemps à comprendre que son apparition ne me retirerait rien de l'amitié de Annette et m'apporterait la sienne en plus. Nous nous sommes mis à avoir pas mal d'activités communes, ce qui a dû faire jaser bien des gens en mal de contacts sociaux. Le mariage a eu lieu trois mois après et ils ont emménagé dans un quartier de la ville situé à une distance psychologiquement respectable des deux paires de parents.

Le père de Annette semblait avoir mis en sommeil ses obsessions patronymiques. J'avais bien relevé lors du mariage une réponse bizarre qu'il m'avait faite quand je lui avais demandé s'il était content:

- Oui, oui... Bien sûr... Je sais bien que ce n'est pas moi qui donnerai ce nom de Schwartzenplatz à mes petits enfants, mais enfin c'est mieux que tout ce que j'aurais pu espérer.

Je n'y avais accordé aucune importance. En fait il s'est tenu tranquille pendant un peu plus d'une année. Puis c'est sur ce dernier thème qu'il a recommencé, d'abord d'une façon très feutrée, puis de plus en plus insistante, à agresser sa fille. Tout simplement pour lui, qu'elle ne change pas l'orthographe de son nom ne signifiait pas qu'elle fasse survivre "celui qu'il lui avait donné". Ca aurait été au moins examinable - et encore! - si il avait mis en avant des arguments génétiques, mais là ça n'arrivait qu'à être ridicule. Ridicule et dangereux. Nous nous sommes mis à en parler de façon très sérieuse, elle, Paul et moi. Je ne cessais pas de me répéter que c'était une sacrée chance que Paul ait une lucidité et un sang froid à la hauteur de la situation. Je me rappelle un soir où il a mis en avant, avec en même temps beaucoup de clarté et autant de doigté, qu'inconsciemment le père de Annette ne ne voyait comme seule solution que la perpétuation du nom avec lui même comme géniteur.

Comprendre était une chose, mais trouver un remède en était une autre. Il n'y avait visiblement rien à faire pour débarrasser le principal responsable de sa manie. Comme il avait tendance à multiplier ses visites et aggraver la véhémence de ses propos, nous avons bien dû conclure que la seule solution, dut-elle nous déplaire, était le déménagement à une distance assez grande pour que Annette n'ait plus à subir les visites de son père qu'en des occasions assez rares. Ensuite il a fallu exécuter ce beau plan. Ca n'a pas été chose facile, ne serait-ce qu'en ce qui concernait les situations professionnelles. Il nous a fallu huit mois pour dénicher à trois cents kilomètres de là des conditions acceptables. Tous deux n'y perdaient rien mais n'y gagnaient rien non plus. Mais c'était la seule issue en vue. En fait ils ont présenté ça comme une promotion à saisir.

J'avais furtivement caressé l'idée de différer aussi longtemps que possible l'annonce de ce départ, puis je m'étais dit que je devenais moi aussi paranoïaque. J'avais péché par optimisme. A partir du moment où il a su qu'elle s'en allait, le père de Annette devint envahissant et agressif sans retenue. Entre temps elle s'était trouvée enceinte, ce qui la rendait à la fois plus vulnérable et plus portée vers la défense brutale, elle qui s'était arrangée jusque là pour ménager son tourmenteur. A bout de patience, Paul mit son beau père en demeure de se taire ou de ne plus mettre les pieds chez eux, mais ce fut peine perdue. Il vint encore la voir dès que son mari avait le dos tourné, s'arrangea pour la rencontrer dans la rue, au marché. Bref il faisait tout pour la pousser à bout.

Il restait encore un long mois avant le déménagement quand le téléphone a sonné un matin dans mon bureau. J'ai reconnu la voix de Annette, déformée par les sanglots.

- François, viens vite s'il te plaît. Je viens d'abattre mon père.

Il ne m'a pas fallu longtemps pour arriver à leur domicile. Paul y était déjà. Annette était maintenant plus calme quoique très ébranlée. Son père était venu très tôt, juste après le départ de Paul. Il avait repris ses thèmes habituels qui étaient devenus de plus en plus morbides dans les derniers temps:

- Je t'ai tout donné, et pour me remercier tu vas tuer mon nom. Tu as bien cru m'avoir avec ton mari déniché on ne sait comment, mais on ne me trompe pas comme ça etc.

A un moment il l'avait saisie par le cou et secouée avec violence. Annette s'était dégagée et avait fui dans le bureau de Paul où il l'avait suivie en criant de plus belle. Alors elle avait ouvert un tiroir, pris le pistolet de son mari et tiré à trois reprises. Quand son père s'était effondré, grièvement atteint, elle avait encore eu assez de lucidité pour téléphoner à la police, à Paul et à moi. Puis ses nerfs avaient lâché.

L'ambulance a emmené le blessé quelques minutes après mon arrivée. Paul et moi avons essayé de nous organiser. Il fallait évidemment qu'il reste auprès d'elle pendant les heures qui allaient suivre. Je me suis donc chargé d'annoncer le drame à madame Schwartzenplatz qui a fait la première crise de nerfs de son existence. Puis je suis allé prendre des nouvelles à l'hôpital. J'y connaissais pas mal de monde et c'est le chef du service des urgences qui m'a renseigné. Non ça n'allait pas si fort et même moins que ça. Le blessé avait fait deux défaillances cardiaques et ça n'était probablement qu'un début. L'une des balles avait touché l'épaule mais les deux autres avaient ravagé l'abdomen. Oui je pouvais aller près de lui dès qu'on aurait tenté de rafistoler les dégâts.

L'opération a duré assez longtemps pour que je retourne voir Annette. Un médecin l'avait prise en charge et avait pu limiter l'interrogatoire de la police. Il l'avait mise prudemment sous calmants et Paul était toujours près d'elle. Je suis allé faire ma déposition au commissariat puis j'ai prosaïquement mangé sur le pouce avant de retourner à l'hôpital.

L'intervention avait pris fin. Je me suis assis près du lit en attendant le réveil d'anesthésie. Il s'est produit vers les trois heures du matin et le blessé s'est tout de suite mis à délirer. Je suis bien incapable de dire si c'était dû à son état ou la simple conclusion de sa longue folie. Il me parlait à voix feutrée comme si il s'adressait à un personnage à qui il tentait de tout expliquer. Comme il me tutoyait j'ai pensé qu'il me prenait peut être pour son père. Ca a duré deux interminables heures pendant que le ciel blanchissait lentement derrière l'immense fenêtre de la chambre. Sa dernière phrase avant la crise qui l'a finalement emporté fut:

- Rien ne m'a été épargné...

Puis il a eu un brusque mouvement déconcertant, sa main me prenant au revers pour m'attirer vers lui tout en me regardant avec une intensité qui m'a effrayé.

Si j'avais cru si peu que ce fut au diable, je lui aurais envoyé avec soulagement mes satanées aptitudes à l'empathie, car je crois bien que, pendant ces vertigineuses ultimes secondes, ce pitoyable vieux fou m'a fait ressentir tout ce qu'il éprouvait.

Jean-Pierre Guillet
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