
En ces époques à la fois diététiques et gastronomiques que nous vivons, bien que teintées de folies bovines, de délices pesticides, de joyeusetés hormonales et autres manipulations, on est en droit de se demander avec plus de précision : Que consommaient donc réellement nos aïeux ? Deux clichés viennent immédiatement à l'esprit : D'une part, de franches ripailles quasi gargantuesques qui s'éternisaient dans une avalanche de rôtis, de volailles et de futailles. Des noces interminables. De franches lippées avec des menus longs comme des jours sans pain et d'autre part, une famine globale, triste et terrible qui faisait mourir de faim les gens et décimait les populations. Des gens privés de tout, écrasés par les tailles, capitations, gabelle et taxes de toute sortes, harcelés par le Pouvoir ou la Canaille, qui mangeaient parfois des herbes et des racines, ne survivant parfois que grâce à la générosité de quelque seigneur ou curé philanthrope, ce dernier notant soigneusement sur son registre les aumônes de bled et de seigle distribuées aux plus démunis. Qu'en est-il vraiment ? Où se situe l'exacte vérité ? Est-ce simplement une question de périodicité, de temps propices et d'instants défavorables, de récoltes incertaines ou de climats féconds ? Ou n'est-ce simplement que la traduction ancienne de notre société actuelle qui se partage entre l'opulence et la misère, entre deux humanités : celle des pays civilisés et économiquement riches que la société de consommation gave de ses ressources et qui succombent à l'obésité ou les autres, ceux des pays sous-développés, les affamés aux visages émaciés et aux enfants squelettiques qui dépérissent aux quatre coins du monde dans notre indifférence générale.
Nos ancêtres étaient sans doute soumis à des alternances que nous ne connaissons plus. Aux grandes disettes succédaient des années fastes. Plus proches de la nature, ils en suivaient les lois.
A l'instar des animaux qui connaissent des moments de maigre pitance et qui l'instant d'après, font un festin d'une proie capturée avec beaucoup de chance, leurs habitudes alimentaires étaient calquées sur les possibilités de l'instant. Hors des procédés de conservation classique, séchage, salaison et plus tard stérilisation, ils ne pouvaient guère consommer que des produits frais. Les systèmes de réfrigération étaient plutôt rustiques. Je me souviens enfant, avoir vu en Ardèche, ma fermière de tante entreposer son beurre dans le "trempadou". C'était une petite construction sommaire faite en pierres, au dessus du lit d'un ruisseau. La fraîcheur de l'eau coulant au dessous permettait de conserver quelques jours certaines denrées périssables. Dans les bourgs, la glace, maintenue dans des grottes froides et transportée à grands frais, si j'ose dire, jusqu'aux utilisateurs, était une denrée rare que seuls les gens aisés pouvaient s'offrir. Un système insolite de rafraîchissoir des boissons consistait bizarrement à exposer les bouteilles entourées de papier journal ou de chiffons mouillés
en plein soleil. L'évaporation faisait le reste. Les systèmes de cuisson, archaïques, n'avaient évidemment rien à voir avec nos plaques halogènes et autres tables à induction, mais le goût y trouvait sa place puisqu'ils ont été ressuscités dans nos modernes barbecues ou nos tournebroches sophistiqués. Quant à leurs nourritures, elles avaient la simplicité de celles que l'on peut produire soi-même, bien loin de l'extrême diversité et de facilité qu'offre l'alimentation de nos jours. Plus vrais, davantage cuisinés, ils offraient certainement des saveurs moins originales mais plus authentiques qu'aujourd'hui.
De temps en temps, comme la madeleine de Proust, nos papilles redécouvrent inopinément autant que rarement, le goût inimitable du civet de lièvre, du pâté de lapin que réussissait si bien notre aïeule ou encore celui du beurre frais qui sortait de la baratte et qui, à défaut de se conserver longtemps avait cette saveur très particulière de prairie et de noisette que les petits rectangles dorés et pasteurisés qui sont notre quotidien n'ont jamais réussi à retrouver. Des saveurs oubliées dont nous sommes nostalgiques et que la science essaye timidement de réinventer. Aujourd'hui, le temps des fast-foods ou des sandwiches avalés hâtivement sur le zinc ont succédé aux mitonnages subtils de nos aïeules.
Le temps qui bouscule les gens fait disparaître les petits plats du temps jadis. Dans les cantines des écoles, les enfants ne connaissent que la gustation insipide des préparations standardisées. Seuls, les grands maîtres de la cuisine contemporaine, juchés sur leurs étoiles, tentent, à prix d'or, de continuer à faire survivre chez eux les grands principes gastronomiques, tout en sponsorisant avec élégance, bien alignées dans leurs cercueils de verre réfrigérés des hypermarchés, les jolies barquettes de plats cuisinés, lyophilisés et aseptisés qui représentent la bonne bouffe de ce temps. Que deviendront les nourritures du futur ? Les manipulations génétiques dans les élevages et dans l'agriculture apporteront sans doute des réponses à la faim dans le monde et favoriseront l'équilibre diététique. Mais il n'est pas sûr, malgré tous les additifs possibles, que ce soit à l'avantage du palais.